Vue de l’esprit

Insupportable écrasement des humains, d’abord, puis effacement de l’histoire, des villes, des infrastructures essentielles et de tout un patrimoine culturel. Les armées de Poutine ne se contentent pas de détruire le présent : elles effacent le passé et obèrent le futur de l’Ukraine. Sous nos yeux impuissants, même si des sanctions et des actions diplomatiques se déploient. C’est à pleurer.
Nos pleurs vont à toutes les victimes de toutes les guerres. Mais nous n’avons aucune leçon antiraciste à recevoir d’une Rokaya Diallo.
Nous pleurons non pas la blancheur de l’Ukraine mais notre immense amour déçu de la Russie et notre obstination à ne pas voir que l’Empire était encore capable d’engendrer le pire. Depuis le début de cette guerre, nous devons dire aux Ukrainiens que nous sommes pour leur liberté, la nôtre, et celle de tous les peuples écrasés dans le sang.
Écoutons le professeur de l’UNIGE Georges Nivat (article complet dans Le Temps du 12 mars 2022).
«Je ne croyais pas qu’on en arriverait là (…) Je pensais qu’il y avait du bluff dans les discours de Poutine (…) Soljenitsyne est régulièrement accusé d’un côté d’être un nationaliste, de l’autre d’être un traître. Or ce nationaliste était en faveur du développement intérieur de la Russie, et a obstinément dénoncé l’impérialisme russe, particulièrement celui de Catherine la Grande. En avril 1981, invité à Toronto, un des grands foyers de l’émigration ukrainienne, il explique : « Dans mon coeur, il n’y a pas de place pour un conflit russo-ukrainien. Et si, Dieu nous en préserve, nous arrivons à cette extrémité, je peux dire que jamais, en aucune circonstance, je n’y participerai. Jamais je ne laisserai mes fils y prendre part, quels que soient les efforts déployés par des têtes démentes pour nous y entraîner » (…)
«Il n’en reste pas moins Pouchkine, chantre de la liberté, qui est aussi chantre de l’Empire (…) Dans son poème Aux calomniateurs de la Russie, il soutient que l’insurrection de Varsovie en 1831 est une affaire à régler entre Slaves. Pour l’actuel président, l’Ukraine est aussi une affaire à régler entre Slaves, anciens sujets de l’Empire. Or aujourd’hui, et pendant les trente ans de leur indépendance un peu chaotique, les Ukrainiens ont appris à vouloir la liberté sans l’Empire (…) Ces dernières années, Vladimir Poutine et les gens autour de lui n’ont cessé de marteler l’idée d’un Occident décadent et dépravé. Avec un certain succès (…) Pour moi, c’est une catastrophe, comme si tout ce que j’ai fait tombait par terre (…) Tout un tas de collègues, d’artistes qui, pendant vingt ans, disaient : « C’est un Hitler en marche »… Et moi, qui mettais le bémol : « Il faut comprendre ceci, il faut voir cela… » Maintenant je dois reconnaître qu’ils avaient raison. Mikhaïl Chichkine (écrivain russe installé à Zurich) avait raison ! Il a coupé les ponts avec la Russie il y a dix ans. Il ne pouvait plus représenter la Russie criminelle, disait-il. L’impensable est arrivé (…) La culture russe, son immense apport littéraire, théâtral et visuel, au poumon occidental de la Maison Europe ne peut évidemment pas disparaître. Le « monde russe », c’est le miracle de la langue et de la poésie russes. L’Empire, c’est tout autre chose – et l’Ukraine en est aujourd’hui une victime sanglante (…) Pour ce qui est de moi, en traduisant depuis deux ans le poète ukrainien Vasyl Stus, mort au goulag en 1985 (…) j’ai l’impression de contribuer à la réconciliation future des deux langues, des deux poésies, des deux peuples. Mais c’est aujourd’hui une « vue de l’Esprit ».»

Par Nadine Richon

Texte publié par Ervibisme.ch avec l’autorisation de l’auteur.