La folie d’un seul homme

Il est seul. Il décide seul. Il commande une armée, lui ordonne d’envahir un pays libre. A partir de rien, il crée un immense drame. Quels sont ses buts de guerre ? Jusqu’où veut-il aller ? Nul ne sait. Sauf lui. Mais le sait-il ? Peut-être son programme est-il : aucun programme. Juste surprendre, déstabiliser, imposer sa volonté par la pure violence. « No limits ».
Il s’isole chaque jour un peu plus. Il reçoit ses invités au bout d’une table ridiculement longue. Par peur du Covid. Par peur des autres, aussi. Il a des goûteurs, consomme sa propre eau. Ceux qui le rencontrent le décrivent comme inaccessible, sous l’emprise d’une obsession de contrôle. Ses paroles sont de plus en plus étranges. Son intervention télévisée justifiant l’invasion de l’Ukraine a été qualifiée par un ancien ambassadeur français de discours « proprement ahurissant, un délire paranoïaque dans un univers parallèle». Lorsqu’il parle de « dénazification de l’Ukraine » (dont le président est juif), ou évoque comme motif de guerre un génocide de la minorité russe, sans le début d’une preuve, Poutine croit-il à ce qu’il dit ? Ou n’est-ce qu’une manipulation ? La question est probablement plus complexe : est-il possible de complètement séparer les deux ? A la manière d’un enfant, lui, le chef isolé et sans contre-pouvoir d’une des plus grandes puissances militaires du monde, mélange croyance, sentiment de puissance et réalité. De manière probablement plus proche du fou que de l’enfant. 
Il n’y a pas de peuple, derrière lui : toutes les manettes du pouvoir, il les a accaparées. Les dissidences sont écrasées. La culture ne subsiste que dans le maquis des esprits. Lui n’écoute pas, il ne vit que de fantasmes de revanche sur l’histoire. Entouré depuis ses débuts par la même clique de flatteurs, il ne s’intéresse qu’au retour de la puissance impériale qu’il pourrait incarner.
A propos de tout cela, doit-on parler de maladie mentale ? Et que faire des éléments objectifs qui s’y ajoutent ? Les médecins, en particulier les anciens lecteurs de livres comme Ces malades qui nous gouvernent, ont remarqué, lors de ses dernières apparitions, le langage décousu, sa démarche trébuchante et ses yeux vitreux. Et surtout, un étrange et inhabituel gonflement du visage (cortisone ?) De quoi tout cela est-il la cause ou la conséquence ?
Doit-on se confronter à l’idée, proprement effrayante, que le président russe, détenteur d’une terrifiante force de frappe classique et nucléaire, pourrait être fou ? Dans le sens, en particulier, que ses actions ne répondent à rien de logique et qu’aucune réaction ne peut face à lui avoir un résultat prévisible ? Il est possible qu’il n’ait aucun but autre que d’aller au bout d’une obsession qui l’habite. En tout cas, son psychisme semble changer. Il a toujours aimé se présenter comme une caricature de macho, torse nu, à cheval, avec une vision du monde d’une inflexible cruauté. Malgré cela, de nombreux commentateurs voyaient en lui un être rationnel, avec une logique et des intérêts. Mais l’invasion de l’Ukraine est un pas vers autre chose, et oblige à penser qu’il pourrait être vraiment malade. Le risque d’un enlisement est immense. C’est comme s’il n’y avait pas pensé. Ou s’il pensait ne pas s’arrêter, ouvrir d’autres fronts, agir à l’encontre de tous les standards. Les souffrances et les morts des Ukrainiens et de ses soldats ne le touchent pas. Les menaces de sanctions non plus. Mais la véritable nouveauté est l’engagement qu’il prend. Aucun retour au normal possible : il a brûlé ses vaisseaux.
Maintenant qu’il est complètement hors négociations, hors contrôle, loin de tout langage ou raisonnement, de tout arrangement, bref, de ces éléments qui font que les humains continuent à se comporter en humains – même lors d’un conflit – il ne fait plus peur : il terrorise. Les Ukrainiens, les Européens, n’importe quel citoyen du monde. Et il aime probablement ça. Dans son discours, il a exprimé la menace taboue, celle qu’on ne brandit pas, parce qu’il devrait suffire de savoir qu’elle existe. Les pays qui s’opposeraient directement à lui, a-t-il promis, feraient face à une réponse d’une violence jamais vue à ce jour. Le langage est à peine codé : il amorce les bombes atomiques. Les 6000 têtes à sa disposition suffiraient à faire revenir les humains restants à une vie animale. Brandir une pareille peur semble lui plaire.
La question de la santé mentale et du rapport à la réalité – ou plutôt, de l’éloignement narcissique du réel – se pose évidemment pour d’autres dirigeants. Y compris de pays démocratiques. Elle se pose en particulier pour les États-Unis, qui n’ont toujours pas réussi à faire façon de Donald Trump. Lequel n’a pas déclaré de guerre pendant sa présidence, mais pourrait sans doute le faire, et sans le moindre motif réel, si sa survie politique en dépendait. 
La question n’est donc pas : ces gens sont-ils fous, au moins au sens de ne tenir compte que de leur intérêt personnel, tel qu’ils le conçoivent, quitte à créer le malheur de populations entières ? La réponse est facile, c’est oui. Mais elle est plutôt : comment se fait-il qu’on en soit encore là, qu’aucune leçon soit retenue, que même les systèmes démocratiques se fassent maintenant encore manipuler par ces personnalités et les laissent parvenir au pouvoir ?
Ou alors, faut-il considérer les populations, les sociétés elles-mêmes, comme malades ? De quoi ? D’une quête inassouvie de grandeur, de récit, d’identité ? D’un besoin de s’identifier à un chef fort ? 
Le délire de puissance perdue, d’Empire à reconstruire, de grandeur passée, d’ordre et de force virile qui habite Poutine, on le retrouve à peu de nuances près dans les discours de toutes les dictatures (dont la Chine, évidemment) et droites extrêmes qui, ces jours, prennent du poil de la bête. Est-ce une pandémie politique de maladie mentale ? Ou un trouble majeur, une irrémédiable faille au plus intime de l’humain ? 
Autrement dit, oui, il est fou, mais c’est son pouvoir plus que sa folie qui le rend vraiment historique. Son esprit délirant et paranoïaque impressionne, tellement il est grossier. Mais on le trouve quasi à l’identique chez les républicains américains. Le point de départ est certes diamétralement différent, mais l’inquiétude qui doit frapper le monde est identique. Le seul autre chef d’État à avoir proféré une menace implicite d’utiliser des armes nucléaires, c’est Donald Trump, contre la Corée du Nord en août 2017. 
On ne peut écarter la perspective que l’attaque de Poutine contre l’Ukraine soit une manipulation pour sauver sa propre peau. Il a 69 ans. Sa survie est impossible sans la force du pouvoir. Mais la force suprême est une ligne de crête sur laquelle il est difficile de rester. Il pourrait, dans son type de déraison, préférer mettre le monde à feu et à sang plutôt que de subir une mort par effacement ou déchéance. 
On connaissait depuis le début de l’ère atomique cette équation, terrifiante pour l’avenir de l’humanité : un seul homme, par sa folie, peut tout détruire. Nous y voilà. 
Dans la nuit faustienne, une petite lumière, parmi d’autres : la dignité, la vérité que rayonne Volodymyr Zelenski, le président ukrainien.

Par Bertrand Kiefer – Revue Médicale Suisse